Dr Samuel Traoré, médecin psychiatre ivoirien : « Il y a peu d’établissements publics d’hospitalisation et de prise en charge ambulatoire en Côte d’Ivoire »

Dr Samuel Traoré, médecin psychiatre ivoirien : « Il y a peu d’établissements publics d’hospitalisation et de prise en charge ambulatoire en Côte d’Ivoire »

Dr Samuel Traoré, médecin psychiatre à l’Institut National de Santé Mentale (INSP) d’Abidjan, enseignant-chercheur, spécialiste en addictologie, parle de la situation alarmante de la santé mentale en Côte d’Ivoire, de l’impact des facteurs environnementaux et des difficultés de la prise en charge des malades.

Entretien réalisé par Pamela Annick N'Guessan

L’Afrique Aujourd’hui - Quelles sont les maladies mentales les plus répandues en Côte d’Ivoire ?

Dr Samuel Traoré - L’un de mes maîtres et mentor, le Professeur Yéo-Ténéna Jean-Marie, utilise la notion de « transition psychopathologique » à laquelle je souscris. En dehors des troubles dépressifs et des schizophrénies, nous observons de plus en plus du psychotraumatisme, du stress et du burn out, des troubles addictifs et des troubles de l’adaptation qui touchent principalement une certaine population en l’occurrence les étudiants expatriés et les migrants de retour.

Y-a-t-il un lien de causalité entre la cybercriminalité et la santé mentale ? 

Avec un collègue anthropologue, le Dr Konan Paulin, nous avons développé depuis 2015 une expertise sur la question. En réalité, nous n’avons pas trouvé de lien direct entre cybercriminalité et perturbation de la santé mentale. En revanche nous avons observé une forte propension des troubles psychiatrique chez les cyber-délinquants en Côte d’Ivoire du fait de la consommation de substances psychoactives comme le cannabis. A cela, s’ajoutent les heures de privations de sommeil nocturne régulier qu’ils cumulent. Il faut savoir qu’ils s’adaptent aux fuseaux horaires de leurs victimes. Nous avons également identifié des perturbations psychiatriques attribuables au stress, induites par les difficultés qu’ils rencontrent parfois à honorer des engagements pris devant des ritualistes qu’ils consultent pour faire prospérer leurs affaires. Enfin nous avons la question du psychotraumatisme du « victimiseur ». Il s’agit de la catégorie de « brouteurs mystiques » dont certains n’hésitent pas à commettre des crimes rituels à la demande des ritualistes. Le caractère traumatique de ces actes peut perturber leur équilibre mental et logiquement laisser émerger un trouble stress post-traumatique. 

Le suicide chez les jeunes en Côte d'Ivoire est une préoccupation majeure. Quelles sont, selon vous, les principales causes de ce phénomène ?

Ce serait faire de la spéculation en énumérant les causes de ce nouveau phénomène sans toutefois réaliser au préalable des études spécifiques sur la population des jeunes concernés. Il ne faut pas qu’un évènement habituel de par sa surmédiatisation récente nous donne l’impression d’être en émergence. Cela dit, nous sommes en mesure d’indiquer quelques pistes explicatives à ce que nous observons. Par exemple, nous remarquons un rétrécissement progressif des contacts sociaux chez le noir africain copié sur le modèle occidental.  Il y a l’absence réelle, symbolique ou insuffisante des parents auprès des jeunes qui traversent parfois des périodes de mal être existentiel et qui s’automutilent de plus en plus. Ce sont pourtant eux les figures affectives principales auprès de leurs enfants.  Mais il se trouve parfois qu’ils soient plus préoccupés par leur performance professionnelle et leur réussite sociale que par leurs enfants sans forcément s’en rendre compte.  Après il ne faut pas occulter l’effet de certaines substances comme le PCP et le kush qui provoquent des impulsions suicidaires et qui sont de plus en plus usitées par les jeunes en Côte d’Ivoire. Aussi faut-il évoquer les défaillances des capacités adaptatives face au stress de la vie chez certains jeunes surprotégés et éduqués selon un modèle importé. Enfin il y a les retards ou l’absence de prise en charge de perturbations psychiatriques comme la dépression, la schizophrénie et certains troubles de la personnalité pourvoyeuses de crise suicidaire. 

La drogue fait des ravages en milieu scolaire. Comment expliquez-vous cet autre phénomène chez les jeunes ?

Il y a tout d’abord un facteur intrinsèque aux premiers acteurs de l’école que sont les élèves. Ils sont généralement en période d’adolescence et c’est connu. Il s’agit d’une période de transgression et d’expérimentation des plaisirs interdits. 

Ensuite, il faut reconnaître qu’il y a un grand réseau de trafic de drogues illicites qui s’est déployé dans le milieu scolaire ivoirien dernièrement. L’une des stratégies des dealers a été d’infiltrer les écoles de faux élèves en tenue pendant les pauses ou de s’appuyer sur des élèves revendeurs-rabatteurs qui ciblent leurs camarades issus de familles nanties. A ces causes, il faut ajouter le phénomène des médicaments de rue qui facilitent aux jeunes l’accès à des psychotropes médicamenteux et autres opiacés pharmaceutiques. 

Comment lutter efficacement contre ce phénomène ?

Ce n’est pas aussi simple qu’on pourrait le penser. Je préconise la réduction de l’offre et de la demande en même temps. Réduire l’offre, c’est désarticuler le réseau de trafic des drogues illicites en général et celui du milieu scolaire en particulier. Il faut réduire ce « libre accès » aux psychotropes médicamenteux par une lutte plus acharnée contre les médicaments de la rue. Quant à la réduction de la demande, elle peut être la déclinée en trois axes. A savoir, sensibiliser précocement dès les dernières classes primaires et les premières classes du collège, former au repérage précoce et à la prise en charge des usagers à risque et prendre en charge les élèves ayant un usage problématique. Ces axes doivent impliquer les élèves eux-mêmes, les parents d’élève et tous les acteurs de l’éducation. Cette année par exemple, le ministère de l’Education nationale et de l’Alphabétisation de Côte d’Ivoire a initié des ateliers de renforcement de capacité pour le repérage et la prise en charge des addictions en milieu scolaire à l’endroit de ses médecins, infirmiers, travailleurs sociaux, éducateurs spécialisés et ses enseignants. Déjà il y a des campagnes intensives de prévention sur les addictions dans les écoles. Après, je pense qu’il faudra aussi « capaciter » les parents d’élèves et créer enfin des consultations en addictologie, du type « jeunes consommateurs », dédiées aux élèves. 

Que pensez-vous de la stigmatisation des troubles mentaux en Afrique et comment sensibiliser la société afin de changer les mentalités ?

La stigmatisation entourant les troubles mentaux en Afrique l’est du fait de la représentation de la maladie mentale dans nos aires socio-culturelles.  Même si les mentalités évoluent progressivement, les stigma du handicap, de la disgrâce de la folie, de la déchéance d’humanité du « fou » et les croyances magico-religieuses, limitent la prise en charge et paralysent la réinsertion sociale du malade mental. On a même une stigmatisation par ricochet qui touche les professionnels de santé mentale. Imaginez-vous, une étude réalisée en 2018 par l’équipe du Prof Yéo-Ténéna de l’INSP sur 387 médecins en Côte d’Ivoire, révèle que 42,20 % d’entre eux pensent que soigner la maladie mentale a un impact délétère sur le comportement du spécialiste de psychiatrie. 

Quelles actions de sensibilisation entreprendre ?

D’abord médiatiser la santé mentale et avoir une approche de proximité, idéalement communautaire et dans un langage accessible à la cible. Déconstruire certains préjugés sur les malades mentaux, la maladie mentale et les professionnels de santé mentale via des capsules vidéos brèves et les diffuser sur les réseaux sociaux numériques. Nous y travaillons actuellement et tout soutien sera le bienvenu.  Enfin les professionnels de la communication doivent offrir une grande couverture médiatique aux journées internationales de santé mentale et celles de la lutte contre le suicide. 

Que pensez-vous de l'évolution de la prise en charge des troubles mentaux ?

Il y a par exemple des fondations comme bluemind qui à travers un projet intéressant comme « heal by hair », forme des coiffeuses africaines comme ambassadrice de santé mentale. Ce genre d’initiative doit se multiplier. En Côte d’Ivoire, l’ONG SAMENTACOM a travaillé au dialogue entre les professionnels de santé mentale qui ont la légalité d’exercice, et les tradipraticiens qui gardent une certaine légitimité sociale. Ce projet a permis d’augmenter la collaboration entre ces deux parties, et a favorisé le recours aux soins conventionnels en santé mentale en provenance des camps de prières ou des camps de tradipraticiens. Ailleurs en Afrique, il y a de multiples initiatives aussi pertinentes les unes que les autres. Pour notre part, nous participons régulièrement à toutes les initiatives jugées pertinentes, crédibles et pérennes qui visent à améliorer la santé mentale en Afrique. Ma contribution, ce sont les consultances média, les conférences, l’enseignement de la psychiatrie en pré et postdoctoral en faculté de médecine et aux paramédicaux en spécialisation. Par ailleurs nous avons des activités de recherches en psychiatrie, nous préparons des capsules vidéos sur la santé mentale et participons aux activités de certaines organisations comme la fondation bluemind. Globalement la prise en charge des troubles mentaux s’améliore mais nous pouvons faire mieux et vite.  

Quels sont les défis majeurs auxquels vous êtes confronté et quelles sont vos recommandations pour renforcer le système de santé mentale ?

En tant que psychiatre exerçant en Afrique noire et avec le recul que m’offrent mes modestes années d’expérience, les problèmes que je note sont tout d’abord d’ordre infrastructurel. Il y a peu d’établissements publics d’hospitalisation et de prise en charge ambulatoire. Le plateau technique des hôpitaux existants est peu fourni. L’absence de couverture sociale et d’assurance pour les médicaments en psychiatrie ne facilite pas l’accès aux soins des couches sociales moins nanties.  On a aussi l’indisponibilité de certaines molécules efficaces. Pour animer les infrastructures, si elles existaient, il se serait posé un autre problème, celui de l’insuffisance de ressources humaines qualifiées. A titre d’exemple, depuis la création du Certificat d’Etudes Spécialisées de Psychiatrie en 1974, nous n’avons qu’une soixantaine de médecins ivoiriens qui ont entamés et achevés une spécialisation en psychiatrie. Naturellement tous n’exercent pas en Côte d’Ivoire et très peu se sont intéressés à la psychiatrie de l’enfant. L’absence de psychologues cliniciens formés à des techniques de psychothérapie et le manque d’effectif de certains professionnels paramédicaux dans les structures publiques de santé mentale, posent aussi problème. Nos politiques de santé doivent aller dans le sens de l’augmentation, la décentralisation et l’intégration des services de psychiatrie au sein des hôpitaux. Il faut mettre en place une politique incitative et attractive pour les formations en santé mentale par l’attribution de bourses d’études. Après vient l’amélioration du plateau technique des services de psychiatrie et un soutien à la recherche en santé mentale. En plus de tout cela, il faut que les médicaments psychotropes prescrits en psychiatrie soient à des coûts accessibles et les hospitalisations couvertes par les assurances.

Pamela Annick N'Guessan

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