Côte d'Ivoire : Ce « troisième mandat » met le feu aux poudres
La candidature d'Alassane Ouattara à un troisième mandat, qualifié d'« anticonstitutionnel » par les meilleurs juristes et toute l'opposition, rallume les passions en Côte d’Ivoire. Mais le Président ivoirien n'en a que faire : ses partisans préparent un grand show pour son investiture, samedi à Abidjan.
Par Clément Yao
A l’appel de l’opposition et de la société civile, le jeudi 13 août dernier, les Ivoiriens étaient descendus massivement dans les rues de la capitale économique, Abidjan et dans plusieurs villes de l’intérieur du pays pour crier à tue-tête « Non » au troisième mandat du président Alassane Ouattara. En face, le pouvoir est resté droit dans ses bottes. Et ses partisans préparent, samedi prochain à Abidjan, un grand rassemblement du RHDP pour son investiture au stade Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan. Comme si de rien n'était. Alors que l'opposition est prête à redescendre dans la rue pour se faire entendre et alerter l'opinion publique nationale et internationale. La situation paraît donc explosive.
La semaine passée, le ministre de l’Administration du territoire et de la Décentralisation avait d'ailleurs rappelé sur un ton martial aux organisateurs que leurs manifestations « n’ayant pas respectées les procédures appropriées, ne sont pas autorisées. » Circulez, il n'y a rien à voir !
D’où l’important déploiement des forces de l’ordre sur l’étendue du territoire pour « mater » les contestataires. Et, comme de coutume, l’usage disproportionné de la force pour maintenir l’ordre public a, une fois de plus, tourné au drame. Dans certaines régions, l’on a même déploré des affrontements entre partisans des deux camps rivaux : pro-Ouattara et opposition.
.Daoukro, Gagnoa et Bonoua,
épicentres de la contestation
A Daoukro et Gagnoa, dans le fief des anciens présidents Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo, les principaux opposants au régime, ainsi qu’à Bonoua, chez Simone Gbagbo, l’épouse du second, ces villes sont devenues les épicentres de la contestation et les dégâts humains et matériels ont été les plus importants. Selon l’opposition, il y aurait eu au moins 12 morts.
Cette contestation, qui se nourrit de la colère générée par l’annonce de la candidature du président sortant Alassane Ouattara à un 3ème mandat, suscite bien des interrogations.
Au sortir de la sanglante crise post-électorale de 2010-2011, le vainqueur des urnes et des armes, Alassane Ouattara avait projeté de réformer la Constitution, ferment du coup d’Etat du 24 décembre 1999 et de la rébellion de 18 septembre 2002. Il a fallu attendre le début de son second mandat pour qu’enfin, les constitutionnalistes les plus pointus du pays soient commis à la tâche par le président Ouattara, lui-même, pour réformer en profondeur la loi fondamentale ivoirienne.
Une vaste campagne nationale d’information et d’explication avait alors été menée pour justifier l'approbation par référendum de cette nouvelle Constitution inaugurant la 3ème République. Dans l’opposition, des voix comme celle d’Affi N’Guessan, président du Front Populaire ivoirien (FPI), s’étaient élevées pour relever les incohérences et surtout dénoncer une Constitution taillée sur mesure pour « arranger » les deux leaders du RHDP d’alors, Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara.
En dépit des observations de bon sens sur les « vices cachés » contenus dans cette nouvelle Constitution, le scrutin référendaire eût lieu le 31 octobre 2016 avec un taux de participation de 42 % pour 6,3 millions d’inscrits. Cette faible mobilisation était justifiée par le boycott de ce référendum par l’opposition et principalement par les électeurs de l’ancien président Laurent Gbagbo.
Rappelons-le : l’ancien chef de l’Etat ivoirien était arrivé en tête au premier tour de la présidentielle de 2010 avec un score de 38,04 % contre ses principaux adversaires Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié qui avaient obtenu respectivement 32,07 % et 25,24 %. En dépit de sa longue absence du pays – huit années passées à la prison de la Haye et acquitté en février 2019 par la CPI – et de la diabolisation de son régime après sa chute, sa popularité est incontestablement restée intacte.
Dans le contexte de l'actuelle crise pré-électorale, on est en droit de se demander si, en 2016, les Ivoiriens avaient voté en faveur d'une nouvelle Constitution sans savoir que celle-ci autoriserait le président sortant, Alassane Ouattara, à briguer un 3ème mandat ?
La réponse est clairement non. A l'époque, l’entourage de Ouattara et le Président lui-même en personne, comme le comité d’experts composé d’éminents juristes constitutionnalistes, avaient tous donné des gages de l’impossibilité pour le chef de l’Etat sortant de briguer un 3ème mandat.
Quatre ans après, toutes ces déclarations et promesses de bonnes intentions seraient-elles caduques ? Difficile à justifier. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’annonce de la candidature de Ouattara à un 3ème mandat est ressentie comme une trahison de la parole donnée, voire comme un flagrant mépris affiché à l’égard des institutions et du peuple. Une très large majorité des Ivoiriens sont outrés et choqués par la « forfaiture » et l’« imposture » - les termes ne sont pas trop forts - du pouvoir en place.
A en croire les explications données par l’ancien ministre Cissé Bacongo, juriste constitutionnaliste et membre de ce comité d’experts, aujourd’hui maire de Koumassi, une des dix communes du district d’Abidjan, la nouvelle Constitution remettrait les compteurs à zéro, après les deux précédents mandats du président sortant. Autrement dit, le 3ème mandat sollicité par Alassane Ouattara serait en réalité son tout premier sous la 3ème République.
Il pourrait donc, si sa santé le lui permet et en cas de victoire au soir du 31 octobre 2020, rempiler en 2025, à 83 ans, pour un 4ème mandat qui serait considéré comme son second. Les deux premiers mandats (2010-2015 et 2015-2020) effectués sous la 2ème République seraient effacés, comme par enchantement, des archives (sic !). Ce n'est pas très sérieux. C'est pourtant le calcul arithmétique que le pouvoir Ouattara veut faire admettre aux Ivoiriens, mais il a bien du mal à convaincre plus d’un, y compris au sein de ses propres partisans.
Le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) d’Henri Konan Bédié, ancien allié de Ouattara au sein de la coalition du RHDP, qui avait pourtant appelé à voter cette nouvelle Constitution en octobre 2016, n’a en effet pas la même lecture juridique de la loi fondamentale. Comment est-ce possible que de simples textes de lois révisés et réécris d’un commun accord par des experts à la demande des politiques puissent continuer à diviser les Ivoiriens ?
"J'ajoute que ce n'est pas pour
essayer de briguer un 3ème mandat"
A l’évidence, l’on se rend compte 15 ans après que les deux alliés d’hier, le PDCI et le Rassemblement des Républicains (RDR), n’ont réellement jamais été « loyaux », l’un envers l’autre, dans le jeu de leur ancienne alliance.
Une situation qui laisse penser qu’à l’époque où Bédié et Ouattara fumaient encore le calumet de la paix, chacun d’eux était plutôt obnubilé par ses propres intérêts. Bédié étant préoccupé par la limitation d’âge à 75 ans, verrou que la nouvelle Constitution de 2016 a fait sauter en sa faveur. Quant à Ouattara, qui avait juré la main sur le cœur que la nouvelle Constitution ne l’autoriserait pas à briguer un troisième mandat, il avait bien sa petite idée derrière la tête pour prendre l’ascendance sur son « grand frère » Bédié.
Dans une grande interview accordée en 2016 à TV5 Monde, au lendemain de l'adoption de cette nouvelle Constitution, le président Ouattara avait pourtant explicitement déclaré : « C'est une nouvelle Constitution pour la 3ème République de Côte d'Ivoire, mais j'ajoute que ce n'est pas pour essayer de briguer un 3ème mandat. La limitation des deux mandats sera respectée dans la nouvelle Constitution ». Tout était clair, mais le Président n'a pas tenu parole et les Ivoiriens peuvent aujourd'hui lui en tenir rigueur à juste titre.
Quant à Bédié, comment cet ancien diplômé de droit, d’économie politique et de sciences économiques de l’Université de Poitiers (France) s’est-il fait berner, malgré sa longue expérience politique ? Il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir de ce pays où les leaders politiques ont cette intelligence machiavélique à rouler leurs alliés et adversaires dans la farine.
Un simple article en « français facile », compréhensible pour tous, aurait levé le doute sur les articles 55 et 183 de la nouvelle Constitution.
Pour trancher le débat et mettre fin à la polémique à l’origine de l'actuelle crise pré-électorale déjà meurtrière, le président de ce comité d’experts, le Pr Ouraga Obou, a été instamment invité à sortir de son silence pour éclairer la lanterne des Ivoiriens.
Il est presque certain qu’il ne contredira pas son confrère, le Pr Martin Bléou, membre de ce comité d’experts qui avait signé et persisté que « l’avènement de la nouvelle Constitution n’autorise guère un troisième mandat par cela seul que la nouvelle Constitution n’a pas supprimé le principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels à deux, établi en 2000…Monsieur Alassane Ouattara n’est pas éligible à l’élection présidentielle d’octobre 2020. »
En tous les cas, si ce dernier venait à sortir de sa réserve pour trancher en faveur ou en défaveur de l’opposition, cela suffirait-t-il à faire baisser la tension politique ? Loin s’en faut, le 3ème mandat de Ouattara n’est pas le seul point de discorde qui cristallise les tensions dans ce pays. L’opposition a également exigé un audit du fichier électoral et un rééquilibrage de la composition de la Commission électorale indépendante (CEI) où le pouvoir est largement surreprésenté.
A deux mois de la présidentielle, prévue le 31 octobre prochain, pouvoir et opposition trouveront-ils un accord consensuel pour régler ces différends afin de préserver la paix sociale et de garantir des élections démocratiques, transparentes et inclusives comme a recommandé le Secrétaire général des Nations unies ?
En attendant, les Ivoiriens, eux, vivent dans la peur des milices armés du régime, la résurgence des « escadrons de la mort » et la psychose de la crise post-électorale de 2010-2011 qui avait fait un peu plus de 3000 morts. Une bien triste période que les Ivoiriens, dans leur immense majorité, espéraient bien ne plus jamais revivre !
COMMENTAIRES