Philippe Bohn, DG d'Air Sénégal : "Nous ouvrons le 1er février la ligne Dakar-Paris"

Philippe Bohn, DG d'Air Sénégal :

Nommé Directeur général d'Air Sénégal en août 2017 par le Président Macky Sall, le Français Philippe Bohn fait ici un point d'étape sur le développement de la compagnie aérienne nationale. Celle-ci ouvre une dizaine de destinations et va lancer dans un mois la ligne Dakar-Paris. La stratégie de la compagnie, explique-t-il, s'inscrit dans le cadre du Plan Sénégal Emergent.

Propos recueillis à Dakar par Bruno FANUCCHI

Quand vous avez été approché par le président Macky Sall en personne pour prendre la tête d'Air Sénégal, avez-vous pensé d'emblée à relever ce nouveau défi ?

Philippe Bohn :

Bien sûr ! Quand le président Macky Sall a souhaité faire appel à mes compétences, j'étais alors Senior Vice-Président du Groupe Airbus en charge du business développement pour l'ensemble du groupe, après avoir été patron de l'Afrique chez EADS (aujourd’hui Airbus Group). Je suis venu à Dakar parce que je suis attaché, bien sûr, à ce pays qui a – et je pèse mes mots – un grand chef d'Etat, un grand leader qui emmène de façon très dynamique le Sénégal sur les voies d'une émergence économique réelle, assise sur des projets concrets. J'ai donc été extrêmement honoré de la demande qui m'a été faite et, comme je suis plutôt un homme d'engagement, j'ai trouvé passionnant de participer à cette aventure industrielle.

Quel premier bilan d'étape au bout de quinze mois ?

C'est une aventure passionnante et collective. Avec un managment qui vient d’un autre pays, ce qui dans notre industrie est tout à fait habituel et naturel. Le patron d'Emirates, Tim Clark, n'est pas émirati, mais c’est un grand patron emblématique, le patron d'Air Côte d'Ivoire, René Décurey, est Suisse, et celui d'Air France, Benjamin Smith, est Canadien. Pour Air Sénégal, c'est donc un Français, mais c'est un Français qui est avant tout Sénégalais de cœur. En quinze mois, on a fait émerger l'entreprise puisque l'on a d'abord obtenu un PEA, permis d'exploitation aérienne qui nous fait exister techniquement en qualité de compagnie aérienne au niveau international.

Nous avons aujourd'hui quatre avions opérationnels : deux ATR et deux Airbus 319, ainsi que deux Airbus 330 néos qui ont été achetés et dont le chef de l'Etat a pu visiter récemment la ligne d'assemblage à Toulouse. Le premier des deux est d'ailleurs en phase finale d'assemblage dans les usines d'Airbus pour une livraison prévue en février 2019.

C'est donc un beau challenge, mais on dit que vous êtes l'homme des missions impossibles ?

On dit en effet que c'est une de mes spécialités, mais je tiens d'abord à rendre hommage à toutes les équipes d'Air Sénégal. En quinze mois, nos équipes - et je dis bien nos équipes car c'est véritablement une aventure collective – ont réussi à tenir un rythme soutenu de mise en place, ce qui est assez indédit. Car je vous rappelle que les deux ATR sont des acquisitions et qu'il a donc fallu finaliser les financements, processus qui avait d'ailleurs été initié dans la phase projet avant que je n'arrive, puis s'assurer des livraisons. Sans oublier les deux « 319 » qui sont en leasing bien sûr, et les deux « 330 » dont on a fait l'acquisition. En réalité, ce sont quatre « 330 » : deux commandes fermes et deux options, dont on n'a pas encore décidé de ce que nous en ferions. Mais nous avons réservé la possibilité de confirmer ces deux avions supplémentaires, selon le souhait de l'actionnaire. Car le vrai patron d'une entreprise, c'est l'actionnaire. Aujourd'hui, l'actionnaire, c'est l'Etat sénégalais au travers de la Caisse des Dépôts et Consignations. Air Sénégal est un projet industriel traduisant l'ambition pour le développement du pays et son émergence économique.

"Nous avons pour ambition

d'être en première division !"

De quelle manière le lancement d'Air Sénégal s'inscrit-il dans la stratégie de l'émergence économique du pays ?

Je tiens à souligner que le Plan Sénégal Emergent (PSE), dans le cadre duquel s'inscrit le projet d'Air Sénégal, est très cohérent. Faire émerger un pays et une économie, c'est se baser sur des principes simples : faciliter, fluidifier et organiser la circulation des biens et des personnes. C'est la base même de l'économie. Si vous regardez de près ce PSE, cette volonté d'émergence est très rationnelle. Il y a un vecteur route, et chacun peut observer les routes et autoroutes mises en place, un vecteur rail, que le Président va bientôt inaugurer, et un vecteur aérien avec ses deux composantes que sont le nouvel Aéroport international Blaise Diagne (AIBD) de Dakar, qui est vraiment l'un des plus modernes et le plus récent du continent africain, et une compagnie aérienne avec un pavillon national : Air Sénégal. Participer à construire cette ambition est donc passionnant parce que tout cela est le fruit d'une approche pensée, réfléchie et rationnelle. Ce qui est rassurant pour le pays.

Un aéroport international dont la réalisation a cependant été plus longue que prévu...

C'est vrai : ce projet a démarré il y a fort longtemps, mais le Président a réussi à le faire accoucher. L'avantage c'est que l'on a au Sénégal un gouvernement et une ministre du Transport aérien extrêmement dynamiques. Et un chef de l’Etat qui a pris le dossier en main et qui l'a fait aboutir. Il est là, c'est concret et cela fonctionne depuis le 7 décembre 2017, il y a un an.

Comment expliquer que les expériences précédentes de créations de compagnies aériennes aient toutes échoué ?

Si vous reprenez en effet la fin d'Air Afrique et les expériences malheureuses d'Air Sénégal International et de Senegal Airlines, il y a eu trois faillites. Je rappelle cependant qu'à l'époque Royal Air Maroc (RAM) était l'opérateur de la compagnie sénégalaise, laquelle n'était donc pas une compagnie réellement nationale... Mais je ne regarde pas dans le passé. J'observe cependant que beaucoup de compagnies aériennes en Afrique pêchent par une approche dévoyée. On a ainsi connu de nombreuses mésaventures où les gouvernements disaient : « Je veux un pavillon national, je mets du capital ». Et, du coup, on loue des avions et l'on consomme ainsi l'argent du capital exclusivement pour les opérations - ce qui est légitime pour une part incontournable - mais trop souvent sans souci d’investissements productifs. On fait du domestique, on perd de l'argent et au bout de quelques temps, les gouvernements s'épuisent et arrêtent les frais. Et il ne reste rien de cet argent investi car on a fait que de la dette de fonctionnement.

Air Sénégal démarre – décolle ! - donc sur d'autres bases plus saines ?

L'approche mise en place pour le lancement d'Air Sénégal est tout à fait différente. Quand on n'y connait rien, la dette fait peur. Nous, nous avons une dette très saine car elle est assise sur l'investissement. Nous avons des avions neufs de toute dernière génération et nous asseyons donc l'entreprise sur des actifs, qui ont une valeur résiduelle, une valeur de marché. Nous sommes de surcroît une entreprise à vocation internationale et intercontinentale, qui fait aussi du domestique. Tout le monde sait que le domestique est structurellement déficitaire. La plupart des compagnies africaines, dont beaucoup sont pourtant subventionnées, le vivent. Et il nous faut donc aller sur les segments de marché où il y a une forte valeur ajoutée, de la marge, l'intercontinental.

"Il n'y a pas de concurrence avec Corsair"

D'où le prochain lancement de votre ligne Dakar-Paris...

Si vous regardez quelle route aujourd'hui emblématique est extrêmement rentable, c'est la route Dakar-Paris. On sait tous que les taux de remplissage annuels sont au-delà des 90 %, ce qui est tout à fait extraordinaire. Cerains mois, on est même monté à 98 %, c'est impressionant ! C'est donc une route très rentable. Tout le monde le sait et le prix des billets d'avion est là pour en témoigner. C'est donc très simple : nous sommes très pragmatiques, on regarde tout simplement ce qui fonctionne. On achète des avions neufs de dernière génération qui ont une forte valeur et on les opère sur une route à forte rentabilité. C'est notre « business model ». Celui-ci a d'ailleurs été salué récemment par la Conférence financière de Johannesburg à laquelle participait Jérôme Maillet, notre directeur de la stratégie et des investissements. De grands groupes bancaires ont salué le « business plan » d'Air Sénégal, en disant : simple, efficace, extrêmement performant et bien amené !

Votre compagnie sera donc un jour rentable ?

Elle sera bien sûr rentable, et dès que l'on entrera en exploitation. Pour une compagnie aérienne, on considère en général qu'il faut quatre à cinq ans avant d'arriver à l'équilibre. Ce sont les critères habituels. Mais nous avons vocation à être un des noyaux avec lequel la concentration du secteur qui aura lieu sur le continent africain se fera demain. Je ne sais pas combien il restera de compagnies aériennes sur le continent dans cinq ou dix ans, ce qui est certain c'est que ce mouvement de concentration aura lieu en Afrique, comme il a eu lieu en Amérique, en Europe et en Asie. Et nous, Air Sénégal, avons pour ambition d'être dans le jeu et bien évidemment en première division.

Sur cette ligne Dakar-Paris, où en est votre concurrence avec Corsair ?

Il n'y a pas de concurrence avec Corsair. Je tiens tout d'abord à rendre hommage aux qualités de Corsair qui est une excellente compagnie. Je connais bien les hommes qui la dirigent pour lesquels j'ai la plus grande estime et le plus grand respect. Il n'y a pas de questions d'ego dans tout cela, c'est juste une question de business. Il convient de rappeler tout simplement ce qui a toujours été prévu. Corsair volait dans le cadre d'une convention extra-bilatérale. Comme vous le savez, dans la mesure où l'on n'est pas dans l' « open sky », ce qui régit la façon de travailler dans le cadre aérien, ce sont les conventions bilétarales.

Très concrètement, sur la route Dakar-Paris, 50 % des droits appartiennent à la France et 50 % au Sénégal. Air France opère les « slots » de la part France qui lui ont été attribués par les autorités françaises et Corsair est venu travailler au Sénégal à une époque où le pays ne disposait plus de compagnie aérienne nationale. Ce qui a toujours été convenu, c'est que lorsque le Sénégal se doterait d'un pavillon national, très naturellement il reprendrait la plénitude légitime de ses droits et les exploiterait.

C'est tout simplement ce qui est en train de se mettre en place. Je le dis et le repète : Corsair est un très bon opérateur, qui a bien travaillé dans ce pays, mais il était naturel et légitime que le Sénégal reprenne la plénitude de ses droits. Concrètement, il est prévu qu'Air Sénégal vole sous son code HC le 1er février prochain sur Paris. Et d'ailleurs les ventes sont déjà, ouvertes sur la ligne (et sur le site de la compagnie : www.flyairsenegal.com, ndlr).

"Après Abidjan, nous ouvrons

Conakry, Cotonou, Bamako..."

Combien de lignes et de destinations avez-vous en cette fin d'année ?

Jusqu'à présent, nous n'opérions que Zinguinchor, en Casamance. Mais nous venons d'ouvrir récemment Abidjan, où nous avons un partenariat avec nos amis d'Air Côte d'Ivoire qui nous ont apporté un véritable soutien puisque nous avons récupéré le vol du matin. Cela fonctionne bien avec des taux de remplissage très satisfaisants car c'est une route importante. Et, dans les semaines qui viennent, d'autres ouvertures de ligne sont prévues : dans le désordre Banjul, Conakry, Cotonou, Praia (capitale du Cap Vert) ou Bamako.

Nous serons bientôt à une dizaine de routes. Ce qui change la donne de manière significative. Car une compagnie aérienne, c'est d'abord de la logistique, mais une logistique extrêmement normée, précise, surveillée, certifiée... Avec beaucoup d'attention à chaque détail puisque la sécurité est l'alpha et l'omega de notre industrie. Je ne transige jamais avec les questions liées à la sécurité de nos vols.

Cheikh Seck nous a rejoint pour devenir notre directeur de l'exploitation. C'est l'un des grands pilotes sénégalais emblématiques, commandant de bord sur « 330 » et « 380 » chez Emirates. C'est lui qui anime le recrutement des pilotes, qui organise les tests les plus stricts, les plus difficiles, les plus pointus au meilleur critère de qualité. Eric Iba Gueye nous a également rejoint comme directeur du réseau et de l’expérience client. Chacun s'applique à mettre en œuvre la rigueur de nos process pour assurer la meilleure sécurité de nos clients.

Que représente Air Sénégal en termes de ressources humaines ?

Nous sommes en phase d'embauche très active. Grosso modo, nous serons bientôt 200 personnels. Comme un avion, c'est autour de trois équipages, vous allez vite comprendre que cela multiplie le nombre de PNC et PNT que l'on embauche. Plus nos opérations montent et plus on a besoin de personnel et de personnel très qualifié car ce sont des métiers de précision et c'est bien de pouvoir recruter les meilleurs.

Beaucoup sont ainsi débauchés dans d'autres entreprises. Il y a des pilotes sénégalais de grande qualité et ceux-là, les bons, sont, en général, en exercice ailleurs puisqu'il n'y avait plus de compagnie aérienne ici au Sénégal. J'essaie de les attirer chez nous. C'est un vrai challenge de les identifier et de les convaincre de nous rejoindre et de revenir au pays pour participer à cette aventure. Il faut qu'ils aient confiance eux-aussi dans la pérennité de l'entreprise, même s'il y a toujours une part de challenge et donc de risque.

C'est la loi du marché : toutes les compagnies aériennes ont les mêmes problématiques de recrutement. On en est en concurrence pour gagner les marchés, mais on est aussi en concurrence pour trouver les meilleurs collaborateurs. L'aérien est un métier d'humilité. C'est un métier où l'on travaille 24 h sur 24 avec le souci des processus, de la précision, des certifications et des normes. Et comme je dis toujours à mes équipes : « Dans la vie, les bons trouvent des solutions et les mauvais trouvent des excuses ». Chez Air Sénégal, nous essayons de trouver des solutions !

Dakar va-t-il devenir le « hub » aérien de l'Afrique de l'Ouest ?

On met ce que l'on veut dans le mot « hub », mais il est indéniable que le Sénégal est aujourd'hui en phase accélérée d'émergence. Une fois encore, le dynamisme pragmatique du Président de la République entraîne le pays vers une marche rapide en termes de développement économique. Et, bien sûr, l'industrie pétrolière et gazière qui est en train de s'installer dans le pays est un facteur important. Mais le facteur le plus important, c'est la stabilité et la solidité du leadership du pays.

Le premier critère pour investir dans un pays et y faire des affaires, c'est la stabilité, la sécurité et l'Etat de droit. Or, tous ces éléments sont présents ici au Sénégal. Les entreprises peuvent donc venir s'y installer car le pays est stable, bien géré et – touchons du bois – n'a pas connu d'attentats comme la France, l'Angleterre, la Côte d'Ivoire, le Mali ou le Burkina.

Cela crée un flux économique et c'est cette attractivité du Sénégal qui créera le « hub ». Le nouvel aéroport est à cet égard un élément déterminant. Il est très important d'avoir une plate-forme aéroportuaire où le « handling », le fret et les tarifs soient attractifs. Avec ce nouvel aéroport, nous avons vraiment une chance extraordinaire de disposer d'un outil hors norme sur ce continent. Notre compagnie est en parfaite cohérence avec cet aéroport, dont je suis un grand fan.

Une interview parue en exclusivité sur notre site partenaire : www.africapresse.paris

Bruno Fanucchi

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