« Restaurer d'urgence l’Etat de droit en Côte d’Ivoire »
L'ancien chef de l'Etat ivoirien, Henri Konan Bédié et son épouse, sont assiégés dans leur résidence par les forces de Ouattara.
Membre du Centre d’Etude et de Prospective Stratégique, Vitrice Yekpe nous explique pourquoi le pouvoir d'Alassane Ouattara s'en prend avec un tel acharnement à l'ex-Président Henri Konan Bédié, devenu Président du Conseil National de Transition (CNT). Cette tribune veut alerter l'opinion publique internationale sur la « pantalonnade sanglante » qui se déroule depuis une semaine en Côte d'Ivoire.
Une contribution de Dr Vitrice Yekpe
Un casse vient d’être opéré ! Dans le registre de la lente destruction de l’Etat démocratique, le Président ivoirien Alassane Dramane Ouattara a décidé de franchir un palier supplémentaire. Dans l’après-midi du 3 novembre dernier, des unités de la police nationale, étrangement soutenues par des éléments du Groupe de Sécurité de la Présidence de la République (GSPR), ont brutalement évacué les visiteurs, militants et journalistes présents au domicile de Son Excellence Henri Konan Bédié, ancien Président de la République (1993-1999).
Ces hommes armés ont procédé à l’arrestation d’une vingtaine de personnes, dont certains membres de la famille Bédié, des députés en exercice, d’anciens ministres, des cadres politiques ainsi que de quelques membres de son cabinet. Pourquoi un tel assaut ? La veille, l’opposition politique significative du pays, réunie depuis quelques mois au sein de groupements coalisés dans le cadre d’une plateforme unitaire, venait de créer le « Conseil National de Transition » (CNT), et en avait confié la présidence au Président Bédié.
L’une des fonctions de cette instance est de prendre en charge le contrôle de l’Etat, à la suite d’un processus électoral que cette coalition a jugé « illégal » et bâclé de bout en bout. L’opération militaro-policière a donc été ordonnée dans le but d’empêcher le Président Bédié de prendre publiquement la parole. Ce faisant, le pouvoir a voulu contrer la réédition de la crise postélectorale de novembre 2010, qui avait donné à constater l’existence de deux Présidents de la République et de deux gouvernements.
La veille, les responsables du RHDP (Rassemblement des Houphouétistes pour la Démocratie et la Paix), parti politique de M. Ouattara, ainsi que le ministre de la Justice, avaient estimé que l’acte institutionnel posé par l’opposition relevait d’un attentat à la sûreté de l’Etat, qui méritait d’être traité judiciairement sous l'accusation de « sédition ».
Cette réaction politique illustre bien le réflexe du chef d’un Parti-Etat, systémiquement tenté d’instrumentaliser la justice, au nom de la sauvegarde de l’« Etat de droit ». Mais ce régime et son gouvernement ignorent-ils à ce point ce que signifie l’Etat de droit, et plus précisément l’Etat démocratique ?
Dans quel cadre législatif ou réglementaire de simples citoyens, circulant pacifiquement dans la rue, d’anciens ministres ou parlementaires en exercice, bénéficiant en Côte d’Ivoire d’immunités spéciales, peuvent-ils brutalement être privés de leur liberté sans que cette action ne reçoive la qualification de séquestration ?
Des questionnements aussi simples, que tout observateur éclairé peut se poser, se justifient pleinement quand on examine la gouvernance du Président Ouattara durant ses deux mandats. En réalité, depuis dix ans, le Président sortant a consacré une nouvelle norme juridique : La primauté de la simple volonté du chef de l’Etat, du simple décret présidentiel sur la loi, et celle de l’ordonnance sans loi d’habilitation sur la constitution. En résumé, pour lui, « L’Etat, c’est moi !».
Ainsi en va-t-il de l’actuel Code électoral ivoirien, adopté et modifié par le pouvoir exécutif en infraction de la loi fondamentale. Et, si l’on remonte le temps, divers textes portant amnistie, ou encore ceux relatifs à la création et mise en place du Sénat sans loi organique, relèvent de la même engeance. Pourquoi s’étonner alors de ce que l’opposition politique ivoirienne, dans un élan unitaire inédit, dénonce le rocambolesque processus électoral récent, entièrement phagocyté par les représentants du parti au pouvoir ?
Les autorités actuelles ont d'ailleurs ouvertement assumé leur refus de déférer aux décisions contraignantes de la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP), enjoignant au gouvernement ivoirien d’implémenter les réformes appropriées avant toute élection. Le Conseil constitutionnel ivoirien, déjà connu quant à lui depuis de longues années comme accompagnateur docile des régimes successifs, est toujours composé d’obligés et / ou d’amis, voire de « petite amie » du Chef de l’Etat. Il s’abandonne naturellement au puissant du moment, s’exonérant ainsi d’exercer sa fonction de juge du droit dans le cas d’une élection présidentielle, pour s’occuper de l’identité du « vainqueur ».
Invariablement, il s’éloignera du texte de loi censé exprimer la volonté du Peuple souverain, pour se substituer à lui. Qui pourrait alors regarder ses décisions comme juridiquement fondées ? En pratique, une telle instance ne fera, en bout de course, qu’allumer la mèche du baril de poudre sur lequel est posé le pays. En Afrique, il importe de s’interroger sur le sort à réserver à de tels magistrats.
« Il s’agit ni plus ni moins d’un coup d’Etat ! »
Dans ce singulier contexte d’insécurité juridique, le Président Ouattara, qui nous a habitués à des affirmations de parade et à leur contraire, s’est vêtu sans ciller du manteau du parjure le 6 août 2020, pour se déclarer candidat à un 3ème mandat présidentiel qui n’existe pas en Côte d’Ivoire. Il s’agit ni plus ni moins d’un coup d’Etat ! L’arbitre constitutionnel aurait pu mettre un terme à la forfaiture, pour préserver la paix, et épargner la centaine de vies perdues, et les trop nombreux blessés recensés. Mais peut-on exiger de la bourrique qu’elle prenne soin du grisbi ?
Dans une longue et invraisemblable livraison du 14 septembre 2020, le Conseil constitutionnel ivoirien, après avoir invalidé la plupart des candidatures, dont certaines pour des motifs extrêmement discutables ou non-fondés, a retenu celle de M. Ouattara en informant la Nation entière, et les législateurs qui étaient loin de s’en douter, que l’on avait changé de République. Le compteur des mandats présidentiels était ainsi en un tour de main remis à zéro et le Président sortant était autorisé à refaire deux nouveaux tours de piste ! Voici le système politique et juridique dans lequel vivent désormais les Ivoiriens, et M. Ouattara, qui affectionne de se faire passer pour le « technocrate policé du Fonds monétaire International » (FMI), n’a pas réussi au bout de 10 ans passés à la tête de la Côte d’Ivoire, à rapporter la preuve des manières civilisées et respectueuses des droits démocratiques prêtées à cette institution financière internationale, ni celle d’une compétence de gestionnaire capable de sortir ses compatriotes des limbes de la précarité extrême.
Pour s’en convaincre, il n’est que de sillonner le pays ou de consulter le rapport sur le développement humain 2019 du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), qui place la Côte-d’Ivoire au 165ème rang sur 189 pays, en ce qui concerne l’Indice de Développement Humain (IDH). L’indispensable raisonnement en termes de « développement humain » invite à regarder derrière la vitrine de la richesse montrée aux médias internationaux, pour constater que la très grande majorité des Ivoiriens survit écrasée par le poids des inégalités.
A quoi sert-il de brandir la froide mathématique du produit intérieur brut croissant, si celui-ci n’a aucun impact sur la vie quotidienne des Ivoiriens ordinaires ? L’émergence économique promise n’est pas arrivée et le régime laisse à la postérité un système de formation délabré et sans boussole, un environnement sanitaire décomposé et à la dérive, ainsi qu’un espace politique et social périlleux, faute de concorde nationale. L’échec est là, palpable.
Ce qui est tout aussi visible, c'est que la richesse soudaine et bien souvent injustement acquise est restée concentrée entre les mains d’un petit groupe, que la puissance publique n’a pas souhaité contrarier. Le bilan le plus précieux que le Président Ouattara aurait pu selon son expression « transférer à la jeune génération » est celui de l’Anouanzè (La concorde) qui constitue aussi bien le socle abouti de l’idéologie Houphouëtienne, que l’indicateur social du bien-vivre ivoirien.
Malheureusement, sous son administration, lui-même et ses partisans ont exécuté la fameuse politique du « Rattrapage ethnique », qui consista à nommer de manière préférentielle aux charges publiques des citoyens ayant des patronymes réputés provenir du septentrion du pays. Cette politique fut inspirée et animée par une minorité malfaisante mais silencieuse, rangée derrière le chef du régime, et décidée à confisquer vaille que vaille le pouvoir d’Etat. C’est sous son influence que l’unification véritable du RHDP ne s’est pas réalisée, du fait des arrière-pensées hégémoniques.
La restauration de l’Etat démocratique est possible en Côte d’Ivoire. Dans cette perspective, l’on doit honnêtement constater qu’il existe aujourd’hui, un levier décisif : Le leadership reconnu au Président Bédié par l’ensemble de l’opposition. Au demeurant, au sein du pouvoir, nombreux sont les hommes lucides qui reconnaissent le fait majeur selon lequel, l’homme qui a véritablement permis la stabilité du pays depuis dix ans, et qui a fait roi à deux reprises le Président Ouattara, est bel et bien Henri Konan Bédié.
Dans un élan patriotique, la Côte d’Ivoire peut retrouver la voie du dialogue. C’est le chemin raisonnable tracé par le Président Félix Houphouët-Boigny, Père-fondateur de la construction nationale. C’est cette même direction que le Président Laurent Gbagbo, opposant historique, a conseillée lors de sa toute première et récente prise de parole dans les médias, tout en signifiant très clairement son appartenance à la plateforme de l’opposition. L’opinion publique ne devrait d'ailleurs pas oublier l’appel téléphonique que l'ancien Président (toujours en exil à Bruselles) a donné à l’actuel Premier ministre Hamed Bakayoko, haut responsable du RHDP, pour exprimer sa demande de voir le Président Bédié et son épouse Henriette être libres et en sécurité.
Malgré la répression, la coalition de l’opposition devrait donc se maintenir et renforcer son action politique sous le leadership du Président Bédié. Car le chef du régime RHDP sera forcé au dialogue tôt ou tard. Le Président Ouattara tiendra ainsi sa dernière chance d’épouser les valeurs morales africaines : s’il la capitalise, il sortira par le haut. S’il l’écarte, il sera définitivement « démonétisé ».
Une contribution de Vitrice Yekpe, Ivoirien, Docteur en sciences politiques et ancien élève de l’E.N.A.
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