Pourquoi la Côte d’Ivoire claque la porte de la Cour africaine des Droits de l'Homme ?
Guillaume Soro et Alassane Ouattara, les deux alliés d'hier devenus des ennemis jurés aujourd'hui
N'acceptant pas sa décision souveraine rendue le 22 avril, la Côte d’Ivoire se retire de la Cour africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP) à la surprise générale. Une décision annoncée au lendemain de la condamnation à 20 ans de prison ferme de Guillaume Soro, candidat à la présidentielle d’octobre prochain, alors que la juridiction africaine avait ouvertement souhaité l’abandon des poursuites à son encontre.
Par Clément Yao
C'est ce qui s'appelle renier sa parole et revenir sur ses engagements internationaux. La décision rendue par la Cour africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP) n'ayant pas plu au président Alassane Ouattara, la Côte d'Ivoire vient de décider de s'en retirer en claquant la porte. Et cette volte-face fait déjà scandale dans de nombreuses chancelleries.
Dans un jugement rendu le 22 avril dernier, la Cour africaine des Droits de l’Homme et des Peuples – qui siège à Arusha (Tanzanie) - avait instamment demandé aux autorités ivoiriennes de suspendre le mandat d’arrêt international lancé contre Guillaume Soro le 23 décembre dernier et de remettre en liberté une vingtaine de ses proches (dont cinq députés et de deux ses frères) jetés en prison le même jour.
C'est visiblement la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. « L’exécution des mandats d’arrêt et de dépôt contre des personnalités politiques risque de compromettre gravement l’exercice des libertés et droits politiques des requérants », avait observé la Cour dans un jugement qui n'était susceptible ni d'appel ni de recours.
Chef de la diplomatie ivoirienne depuis la démission le 19 mars dernier de Marcel Amon Tanoh, qui a pris lui aussi ses distances avec le Président Ouattara, Ally Coulibaly, a aussitôt annoncé le retrait de son pays, non sans avoir commenté cet arrêt qu’il n'a pas hésité à taxer de « politique » et d’« inacceptable ». La Côte d’Ivoire ne fait donc plus partie des trente Etats ayant ratifié le protocole à la Charte africaine portant création de cette Cour africaine officiellement entrée en vigueur le 25 janvier 2004.
Cette surprenante décision de retrait de la Côte d'Ivoire en violation de ses engagements internationaux a fait réagir plusieurs organisations internationales de défense des Droits de l'Homme. D’autant plus que la Côte d’Ivoire est considérée comme un important pays de la région et, mieux, se prépare à organiser une élection présidentielle cruciale au mois d’octobre prochain. Sa soustraction des injonctions de la juridiction africaine, dont elle avait pourtant accepté les compétences le 9 juin 2013 pour « recevoir les requêtes introduites par les individus et les ONG dotées du statut d’observateur auprès de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples » est vue d’un très mauvais œil dans les chancelleries car elle crée un dangereux précédent.
Par la voix de sa conseillère juridique du Département Afrique, Amnesty International a ainsi déclaré que « la décision de retirer aux individus et organisations non gouvernementales le droit de soumettre directement des plaintes à la Cour africaine des Droits de l’Homme et des Peuples marque un recul pour les droits humains en Côte d’Ivoire. »
Pour l’Organisation non-gouvernementale britannique, « ce retrait privera les particuliers et les ONGs ivoiriens d’un recours judiciaire précieux, lorsque leurs droits sont bafoués et qu’ils n’ont pas réussi à obtenir justice devant les tribunaux de leur propre pays. Ce retrait est également une énième attaque de front au système régional de protection des droits humains. »
"C'est la preuve ultime que l'Etat de droit
est définitivement enterré par Ouattara"
Dans le camp du président Guillaume Soro, le leader de Générations et Peuples Solidaires (GPS), désormais privé de ses droits civiques pour les cinq années à venir, c’est comme une veillée d'armes pour préparer la riposte juridique, médiatique et diplomatique à ce qui ressemble étrangement à une condamnation à mort politique « dans l'unique but d'empêcher sa candidature à l'élection présidentielle » d'octobre 2020.
« Je reste candidat à la présidentielle et je gagnerai…C'est une sentence qui ne nous émeut absolument pas. La parodie de procès à laquelle nous avons assisté ce jour est la preuve ultime que l'Etat de droit est définitivement enterré par Alassane Ouattara », avait-il réagi dès l’annonce de sa condamnation par contumace par le Tribunal de Première Instance d’Abidjan, au cours d'une audience correctionnelle boycottée par ses avocats.
Une condamnation extrêmement lourde pour l'ancien Président de l'Assemblée nationale reconnu coupable de « recel de deniers publics détournés et de blanchiment de capitaux » puisque Guillaume Soro écope officiellement de 20 ans de prison ferme, 5 ans de privation de ses droits civiques et donc d'inéligibilité et d'une amende de 4,5 milliards de francs CFA.
« Les magistrats qui ont organisé cette mascarade et parodie de justice ont collaboré à l’instrumentalisation d’une procédure judiciaire à des fins politiques à l’issue de laquelle a été rendu ce jugement nul et de nul effet », s’est d'ailleurs offusqué le collectif d’avocats du président de GPS conduit par sa conseillère juridique, Me Affoussiata Bamba-Lamine, ancienne Ministre de la Communication et avocat au Barreau de Paris.
« Il importe, soulignait encore ce communiqué, de relever que cette instance judiciaire n'est pas habilitée à juger M. Guillaume Kigbafori Soro, lequel en sa qualité d'ancien Premier ministre et d'ancien Président de l'Assemblée Nationale n'est justiciable qu'auprès de la Haute Cour de Justice ».
Du côté d’Arusha (Tanzanie), où siège la CADHP, le retrait de la Côte d’Ivoire n’a cependant pas encore été commenté... Une grande partie des activités de la Cour étant désormais suspendues en raison de l'épidémie de Covid 19.
Autre information importante qui éclaire peut-être ce dossier sensible : cette juridiction de l’Union africaine s’apprête à renouveler les mandats de quatre de ses juges et à élire un nouveau président à l’occasion de la 37ème Session ordinaire de son Conseil exécutif initialement prévu en juillet 2020 à N’Djamena, au Tchad.
A la fin du mois de juin, en effet, le juge ivoirien Sylvain Oré devra faire ses adieux à la Cour qu’il préside depuis 2016 après deux mandats consécutifs de deux années bien remplies. Ce dernier avait fait son entrée au sein de la Cour en 2010 pour un mandat de quatre ans et avait été réélu en 2014 pour un second mandat de six ans.
Au nombre de onze, les juges de la CADHP sont élus pour une période de six ou quatre ans et sont rééligibles une seule fois. Le président et le vice-président sont élus en leur sein pour un mandat de deux ans et ne peuvent être réélus qu'une seule fois. Conformément à cette disposition, ce magistrat ivoirien n’est donc plus éligible à une éventuelle réélection.
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’avant son départ le juge Sylvain Oré, soupçonné par les autorités ivoiriennes d’avoir plutôt des affinités avec l’opposition ivoirienne, aura été placé sous les feux des projecteurs suite à cet arrêt de la Cour qu’il préside depuis quatre ans.
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