Violences sécuritaires au Sahel : décryptage d’un cycle infernal

Violences sécuritaires au Sahel : décryptage d’un cycle infernal

Les armées nationales des Etats du Sahels sont confrontées à une menace terroriste de plus en plus organisée


La situation sécuritaire dans la région du Sahel, particulièrement au Mali, au Burkina Faso et au Niger, a évolué d'une insurrection terroriste localisée à une guerre complexe et totale, caractérisée par un cycle vicieux de violence où la population civile est devenue l'enjeu et la victime principale. 

L'enracinement et la mutation de la menace terroriste : le levain de la violence

Initialement portée par des groupes jihadistes comme JNIM (Groupe de Soutien à l'Islam et aux Musulmans0, affilié à Al-Qaïda et l'EIIS (État Islamique dans le Grand Sahara), la menace a profondément muté. Leurs stratégies sont devenues plus sophistiquées et insidieuses. 

Au-delà des attaques contre les forces armées, ces groupes mettent en œuvre une stratégie de gouvernance parallèle, imposant leur loi, prélevant l'impôt (zakat) et rendant une justice expéditive. Cette implantation leur assure un ancrage local et des complicités, forcées ou volontaires.

Les attaques contre les civils ne sont pas des « bavures » mais une tactique délibérée. Les populations soupçonnées de collaborer avec l'État – en participant à des élections, en fournissant des renseignements aux armées, ou simplement en refusant de se soumettre -sont systématiquement ciblées. Les massacres de villages entiers comme celui de Solhan au Burkina Faso en juin 2021, faisant plus de 130 morts, visent à instiller une terreur absolue, à punir et à dissuader toute loyauté envers l'État.

Les groupes jihadistes exploitent et attisent les rancœurs historiques entre communautés, notamment entre agriculteurs sédentaires comme les Dogons, les Mossis et éleveurs nomades principalement Peuls. En recrutant au sein de certaines communautés et en attaquant les autres, ils réussissent à ethniciser le conflit, donnant une apparence de « guerre intercommunautaire » ce qui est une stratégie calculée de déstabilisation.

La Réponse des États et ses dérives : Le piège de la répression brutale

Face à cette menace diffuse et à l'incapacité des armées nationales, affaiblies et mal équipées, à protéger l'ensemble du territoire, une réponse contre-insurrectionnelle de plus en plus brutale s'est mise en place.

Le terme « bavure » est souvent un euphémisme pour désigner des exactions systématiques. Au Mali, au Burkina Faso et au Niger, les opérations militaires sont régulièrement entachées d'exécutions sommaires, de disparitions forcées et de massacres de civils appartenant à des communautés suspectées de soutenir les jihadistes. Leur mode opératoire repose sur une approche « terre brûlée » : toute personne suspecte est éliminée, transformant les opérations de « libération » en punitions collectives.

Le cas du Mali est emblématique. L'arrivée du groupe Wagner, supplétifs russes réputés pour leur brutalité, a coïncidé avec une escalade de la violence contre les civils. Des massacres sont documentés par des ONG comme Human Rights Watch et l'ONU. Et les exemples sont légion. 

En mars 2022, le cas de Moura est évocateur de cette violence sans limites. Un rapport d'enquête des Nations Unies et les investigations d'ONG ont conclu que l'armée malienne et les paramilitaires russes de Wagner ont mené une opération de « nettoyage » ethnique sur plusieurs jours dans ce village, fief présumé du JNIM. Le bilan est effroyable. Au moins 500 civils ont été exécutés sommairement, selon l'ONU. Les forces gouvernementales ont arrêté, trié et exécuté des hommes, souvent sur la base de leur appartenance ethnique (Peule). Ce massacre est considéré comme l'un des pires de la décennie au Sahel et illustre la logique d'extermination adoptée.

Au Burkina Faso, les milices d'autodéfense, les Volontaires pour la Défense de la Patrie – (VDP) créées pour suppléer l’armée régulière sont à l’origine de nombreux crimes. Mal formées et souvent issues d'une seule communauté, elles sont accusées de régler des comptes et de commettre des exactions contre des civils d'autres ethnies, alimentant le cycle des vengeances. 

En novembre 2022, l'opération de Kodyel menée par l'armée burkinabè dans cette bourgade, a fait, selon des sources locales et des ONG, une soixantaine de victimes parmi les populations civiles dont on déplore des femmes et des enfants. Les survivants ont décrit des exécutions sommaires et des pillages. Les autorités ont parlé de « terroristes neutralisés », mais les preuves recueillies contredisent cette version.

Au Niger en 2023, des unités des forces de défense nigériennes ont été accusées d’exactions par Amnesty International d'exécutions extrajudiciaires, de tortures et d'arrestations arbitraires visant des hommes peuls, communauté souvent stigmatisée et associée à l'EIIS dans la région de Tillabéri. Un rapport cite le cas de 34 personnes exécutées en représailles à une attaque jihadiste.

La Spirale Infernale des vengeances et représailles

C'est dans l'interaction de ces deux dynamiques que se noue le drame sahélien. On observe une terrible symétrie dans la violence. Le schéma est le suivant. Primo, un village est attaqué par un groupe jihadiste qui accuse les habitants de collaborer avec l'armée. En représailles, des massacres sont perpétrés. Deuxio, l'armée et/ou ses supplétifs interviennent dans la zone. Soupçonnant la communauté d'avoir soutenu ou laissé faire l'attaque, ils mènent une opération de « nettoyage » lors de laquelle des civils sont arbitrairement arrêtés, torturés ou exécutés. 

Ces exactions de l'armée radicalisent une partie de la population, qui voit en elle non plus un protecteur mais un ennemi. Cette radicalisation pousse des jeunes vers les groupes jihadistes, qui se présentent alors comme les vengeurs de leur communauté.

Les groupes armés, renforcés par ces nouvelles recrues, lancent de nouvelles attaques plus meurtrières, ciblant à la fois l'armée et les communautés perçues comme pro-gouvernementales.

Les civils se retrouvent ainsi pris en tenaille entre deux feux. Ils sont suspectés par les jihadistes s'ils affichent une loyauté à l'État, et suspectés par l'armée s'ils appartiennent à une communauté dont certains membres sont affiliés aux groupes armés. Leur seule existence devient un prétexte à la violence.

Cette situation s'apparente bel et bien à un engrenage de vengeances et de représailles où la distinction entre combattant et civil s'est estompée. La stratégie contre-insurrectionnelle adoptée, basée sur la répression massive et les punitions collectives, s'est révélée contre-productive. Elle a aliéné les populations, qui sont pourtant la clé de toute résolution du conflit, et a offert aux groupes jihadistes un réservoir inépuisable de recrues et de légitimité.

La solution purement militaire, dans sa forme actuelle, est une impasse. Elle ne fait qu'alimenter la spirale de la violence. Sortir de ce cauchemar nécessiterait une reconfiguration politique profonde, A savoir, rétablir la confiance entre l'État et ses citoyens, s'attaquer aux causes profondes de l'exclusion et de la marginalisation, et engager des processus de justice transitionnelle pour briser le cycle de l'impunité. En attendant, les populations du Sahel continuent de payer le prix du sang dans une guerre où elles sont devenues l'otage et l'enjeu d'une confrontation sans merci.

Source :

COMMENTAIRES