Le Soudan à l'état sauvage : l'horreur à El Fasher
Soudan, l'horruer à son comble, image des bombardements aériens lors d'affrontements entre les forces paramilitaires de soutien rapide et l'armée à Khartoum Nord.
Dans la fournaise de l'Afrique de l'Est, le Soudan, berceau d'anciennes civilisations, se consume dans un bain de sang qui semble n'avoir ni fin ni témoin.
Le conflit qui oppose depuis avril 2023 l'Armée de libération du Soudan (FRS) du général Daglo aux Forces de soutien rapide (FSR) du général Hemetti a plongé le pays dans un état de sauvagerie inédit, où les civils sont devenus la cible principale. Un sentiment trouble et douloureux émerge des ruines : nombreux sont les Soudanais qui, dans un cruel paradoxe de l'histoire, regrettent l'époque du dictateur Omar El-Béchir.
De la dictature à l'abîme : la genèse d'une guerre fratricide
Le régime d'Omar El-Béchir, qui a régné d'une main de fer pendant trente ans (1989-2019), fut marqué par la répression, la corruption et des crimes de guerre, notamment au Darfour. Pourtant, ce régime maintenait un semblant d'ordre. La chute de Béchir, arrachée par une révolution populaire en 2019, a ouvert une brève fenêtre d'espoir. Une transition fragile, dirigée par un gouvernement civil et un conseil souverain mixte, tentait de conduire le pays vers des élections.
Mais cette transition reposait sur un pacte avec le diable. Les deux généraux les plus puissants, Abdel Fattah al-Burhane (chef de l'armée) et Mohamed Hamdan Daglo, dit "Hemetti" (chef des FSR), partageaient le pouvoir. Les FSR, milice issue des terribles "Janjawids" du Darfour et devenue une force paramilitaire ultra-puissante, et l'armée régulière, institution sclérosée, se regardaient en chiens de faïence. Leur alliance de circonstance contre la démocratie civile n'a pas résisté à la compétition pour le pouvoir absolu.
Le 15 avril 2023, les canons ont tonné à Khartoum. La guerre éclatait pour le contrôle du pays. Ce n'était plus une révolte populaire contre un dictateur, mais une guerre fratricide entre deux camps rivaux avides de pouvoir, utilisant des méthodes d'une brutalité qui a vite fait oublier les pires heures de l'ancien régime.
L'horreur à son comble, les civils, cibles et tributs d'une guerre sans loi
La théorie de la guerre s'est effacée au profit d'un carnage pur et simple. Les populations civiles paient le plus lourd tribut. Khartoum, la capitale, a été transformée en champ de ruines. Mais c'est au Darfour, théâtre de conflits ethniques anciens que les deux belligérants attisent sans vergogne, que l'horreur a atteint son paroxysme.
La chute de la ville d'El-Fasher, capitale du Nord-Darfour et dernier bastion humanitaire de la région, en est l'illustration la plus tragique. Après des mois de siège implacable, la prise de la ville par les FSR a plongé la région dans une terreur absolue. Les rapports font état de massacres ethniques ciblant les populations non-arabes, de viols systématiques utilisés comme armes de guerre, de pillages et d'exécutions sommaires. Les hôpitaux sont délibérément bombardés, les marchés incendiés, les réserves d'eau et de nourriture détruites. Le monde assiste, impuissant ou indifférent, à la résurgence d'un génocide que beaucoup croyaient appartenir au passé.
Plus de 10 millions de personnes sont déplacées à l'intérieur du pays ou ont fui vers des nations voisines, créant la plus grave crise de déplacement au monde. La famine menace des millions de Soudanais, utilisée comme une arme de guerre par les deux camps qui bloquent l'aide humanitaire. Le pays est au bord de l'effondrement total.
Le silence coupable de la communauté internationale
Face à cette descente aux enfers, la réponse de la communauté internationale est un chef-d'œuvre de lâcheté et d'inefficacité. Les appels à des cessez-le-feu se succèdent et se ressemblent, systématiquement violés dans les heures qui suivent. Les sanctions ciblées, lorsqu'elles existent, n'ont guère d'impact sur des seigneurs de guerre enrichis par l'or et d'autres trafics.
Le terme de « génocide » est soigneusement évité par les chancelleries, de peur de déclencher des obligations légales et politiques contraignantes. Le conflit ukrainien et la guerre à Gaza monopolisent l'attention et les ressources, reléguant le drame soudanais au rang de « crise oubliée ». Cette indifférence est perçue par les belligérants comme un blanc-seing pour continuer leurs exactions en toute impunité. Le message est clair : au Soudan, tout est permis.
Quelles perspectives de paix dans un pays en cendres ?
Dans l'immédiat, les perspectives de paix sont quasi inexistantes. Aucun des deux généraux ne croit pouvoir l'emporter militairement, mais chacun est convaincu de pouvoir tenir assez longtemps pour épuiser l'adversaire. Les tentatives de médiation, menées principalement par les États-Unis et l'Arabie Saoudite à Djeddah, ou par l'IGAD (Autorité intergouvernementale pour le développement), ont échoué, faute de levier de pression réel.
Une solution durable ne pourra émerger que de plusieurs conditions. Il faut une pression internationale réelle, incluant un embargo sur les armes strictement appliqué et la menace de poursuites devant la Cour Pénale Internationale pour crimes de guerre. Il faut une implication des acteurs civils soudanais. Syndicats, comités de résistance, représentants des femmes – qui ont été les véritables artisans de la révolution, les seuls à pouvoir incarner une légitimité populaire – devraient être impliqués dans le processus de réconciliation. In fine, un processus de démilitarisation visant à démanteler le modèle économique prédateur des FSR et à réformer en profondeur l'armée régulière devrait irrémédiablement boucler la boucle.
Aujourd'hui, le Soudan est un Etat en lambeaux, un « Somalistan » en puissance. Le semblant de paix et de stabilité de l'ère Béchir, aussi répressif fut-il, apparaît à beaucoup comme un âge d'or perdu face à la réalité de la guerre fratricide et de l'anarchie. Cette nostalgie n'est pas une approbation de la dictature, mais le cri de détresse d'un peuple qui préfère l'injustice au chaos. Elle est la mesure de l'échec catastrophique des généraux et de l'abandon du Soudan par le monde. Tant que la communauté internationale détournera les yeux, le Soudan continuera de brûler, livré à la sauvagerie de ceux qui prétendent le gouverner.
COMMENTAIRES