General Bruno Clément-Bollée : "Face à l'extension de la menace terroriste, les pays côtiers doivent coordonner leurs actions"

General Bruno Clément-Bollée :

Le général Bruno Clément-Bollé


Ancien Directeur de la Coopération de Sécurité et de Défense au Quai d'Orsay et ex-patron de l'Opération Licorne en Côte d’Ivoire, le général Bruno Clément-Bollée (aujourd'hui Senior International Consultant) analyse les facteurs de risque dans les pays de l’Afrique de l’Ouest où des élections présidentielles sont prévues cet automne. 

Propos recueillis par Clément Yao

Plusieurs pays d'Afrique de l'Ouest, qui ont déjà été confrontés à des défis majeurs lors de précédentes élections, vont connaître des échéances présidentielles. Quels sont les facteurs de risque ?

Bruno Clément-Bollée :

Effectivement, la fin de l’année 2020 s’annonce délicate en Afrique de l’Ouest en ce qui concerne les élections présidentielles avec la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, la Guinée… Autant de pays qui ont connu dans un passé récent des processus électoraux notablement perturbés.

On peut donc légitimement s’interroger sur les facteurs de risque de ces élections. D’abord, la situation régionale complexe est extrêmement instable, on ne peut que s’en inquiéter. Ensuite, dans tous ces pays, on peut globalement noter un climat intérieur de méfiance, voire parfois même de défiance, un camp soupçonnant l’autre de tricherie, de manipulations en matière de résultats électoraux, parfois avant même que l’élection ait eu lieu.

Les effets du terrorisme en terme social menacent aussi toute la région. A tous ces risques, il faut ajouter le COVID-19 dont les conséquences sociales et économiques seront terribles. Cette pandémie pourrait perturber davantage ce climat électoral délétère de fin d’année.

La corruption pèse aussi dans le climat d’instabilité car certains ne veulent pas perdre leurs privilèges. De même les effets de la pauvreté créent des tensions sociales. A noter également plusieurs alertes sur des exactions de forces armées nationales sur les populations civiles. Pour pallier le déficit d’Etat, des milices ont par ailleurs été créées ici ou là pour assurer localement la sécurité, recrutement encouragé parfois même par les autorités. Non ou peu formés, armés, mal encadrés, ces outils participent de la tension plutôt que l’inverse, car leurs agissements ne sont pas contrôlés. Enfin, le jeu démocratique pourrait être bafoué avant, pendant et après l’exploitation des résultats (disproportion des moyens, instrumentalisation des règles, refus de reconnaitre les résultats…). Tout cela provoque des tensions entre communautés, avec un réflexe de repli sur sa propre communauté par souci de protection.

Comment expliquer la persistance de ces risques électoraux, la violence connexe ou l’instabilité sociopolitique dans ces pays ?

Je pense qu’il faut insister sur le climat de méfiance. La population ne croit plus dans la transparence du processus électoral parce que les règles sont trop souvent bafouées. Cela provoque deux types d’attitude, soit désintérêt des populations lassées, soit crispation de ceux qui n’acceptent pas le non-respect des règles. De plus, certains instrumentalisent les communautés à des fins politiques et font circuler des rumeurs. Pour avoir vécu longtemps dans ces régions, je sais le risque que cela représente. Dans ces moments, il faut garder en mémoire la fragilité de ces pays du fait de leur composition ethnique, réalité sociologique très prégnante dans toute l’Afrique de l’Ouest. Sur cet aspect, la Côte d’Ivoire est un exemple emblématique avec quatre grands groupes ethnoculturels représentés dans toute la sous-région, qui se rencontrent au centre du territoire ivoirien.

Quand tout va bien, c’est une vraie richesse pour la Côte d’Ivoire, notamment au plan culturel. Regardez tous ces mouvements musicaux qui naissent dans les quartiers populaires d’Abidjan. En revanche, quand tout va mal, il y a tentation de repli sur sa propre communauté avec risques de tensions, voire de confrontations. Je note également que la vie politique ivoirienne est complètement calquée sur ce découpage ethnique que je viens de décrire. Observez que chaque grand groupe ethnoculturel possède sa personnalité politique de premier plan, le président Alassane Ouattara, Malinke, son prédécesseur Laurent Gbagbo, Krou, l’ex-président Henri Konan Bédié, Akan, l’ex Premier ministre Soro, Voltaïque, C’est une réalité sociologique incontestable dont il faut tenir compte.

Vous avez commandé l’opération Licorne. Quelle est votre analyse de la situation de crise pré-électorale qui s’annonce en Côte d'Ivoire ?

Vous comprendrez que je ne souhaite pas particulariser mon analyse sur le cas spécifique de la Côte d’Ivoire, pays où j’ai vécu longtemps et auquel je suis très attaché. Comme beaucoup, je souhaite tout simplement que le processus électoral se déroule dans l’honneur et la dignité. Que chaque candidat puisse se présenter et avec les mêmes chances. Je souhaite que, de la classe politique, émergent les grands serviteurs de l’Etat. On est élu ou nommé non pour se servir, mais pour servir. C’est l’exemplarité de la classe politique, des dirigeants, des fonctionnaires qui seule peut redonner confiance au peuple.

"Le DDR en Côte d’Ivoire a été très bien mené,

mais hélas pas totalement achevé..."

La mise à l’écart du processus électoral de Guillaume Soro, ancien chef de la rébellion ivoirienne dont les ex-combattants ont été intégrés dans les différentes forces militaires à la faveur du DDR, ne constitue-telle pas un facteur de risque en plus ? 

Vous savez que j’ai été conseiller du Directeur de l’ADDR. Pour moi, le processus du DDR – désarmement, démobilisation et réintégration – des ex-combattants en Côte d’Ivoire a été très bien mené mais n’a hélas pas été achevé. Cela représente potentiellement un risque dont il faut être conscient. Mais il faut bien comprendre d'abord ce qu’est un DDR. C’est le retour des ex-combattants d’une crise dans le secteur civil et non leur placement dans l’armée. Dans le cas de la Côte d’Ivoire, 74 000 ex-combattants ont été pris en compte dans le cadre du DDR.

Mais il ne faut pas oublier les 8 400 ex-FAFN (Forces armées des forces nouvelles) qui ont été intégrés aux FRCI (Forces républicaines de Côte d’Ivoire) au titre des accords de Ouagadougou de mars 2007. Ils ont fait parler d’eux de temps en temps au moment des mutineries. Ce quota de 8 400 ex-combattants n’est pas comptabilisé dans les 74 000 ex-combattants du DDR. Parmi ces derniers, 4 000 d’entre eux n’ont pas profité du DDR car déjà réintégrés, présents à l’étranger ou décédés. Sur les 70 000 ex-combattants qui ont pu profiter du DDR, il y avait globalement trois tiers équitablement répartis en termes de sensibilité exprimée pendant la crise, avec 35 % d’ex-FAFN, 31 % d’ex-groupes d’autodéfense issus des Jeunes Patriotes, et 33 % de jeunes associés, enrôlés au moment de la crise post-électorale au sein des FAFN qui descendaient sur Abidjan. On peut ajouter aussi quelques ex-FDS (Forces de défense et de sécurité), moins de 1%.

Ce processus a été appliqué de façon équitable. Aucune communauté n’a été favorisée. Au démarrage en 2013, nous avons eu d’abord les « volontaires et enthousiastes ». Ceux qui voulaient suivre tout de suite le processus car pressés de rentrer au village, fort d’un petit métier acquis. Ensuite, en 2014, il y a eu les « hésitants », ceux qui n’avaient pas vraiment envie de rentrer dans le civil. Il a fallu les convaincre, notamment avec l’aide de la première vague. Ces deux catégories représentaient à peu près 56 000 ex-combattants.

Il restait enfin 14 000 ex-combattants à prendre en compte début 2015, appelés « récalcitrants » car ils pensaient être intégrés à l’armée. Quasiment tous ex-FAFN, ils étaient auprès des « Comzones », à leur service. Ils ne voulaient pas du DDR. Informé, le Président s’est adressé fermement à eux lors d’un discours à Tiassalé en mars 2015. Son message a été très clair : « Attention, ceux qui vous disent que vous rentrerez dans l’armée vous mentent, c’est faux ». « Votre seul recours, c’est le DDR ». « Vous devez vous inscrire avant la fin juin 2015, sinon, c’est fini pour vous, on ne vous reconnaîtra plus comme ex-combattants. »

Dans la foulée, les « Comzones » ont été impliqués dans la gestion de l’entrée au DDR de ces récalcitrants.

Ça n’a pas été facile au début. Nous avons commencé par ceux qui s’étaient installés au sein du BAE (Bataillon anti-émeute) et à la Cité universitaire de Port-Bouët. Et progressivement, ils sont tous venus durant la fin 2015 à la première phase du DDR, la resocialisation. Mais une fois les élections passées, il y a eu une sorte de désintérêt pour leur sort, et les moyens avaient du mal à suivre pour l’exécution des phases suivantes, pour leur faire bénéficier des dispositions du DDR. Du coup, beaucoup sont rentrés chez eux, contrariés de ne pas avoir bien été traités.

Ces ex-soldats laissés pour compte représentent-ils encore aujourd’hui un réel danger avec la prolifération des armes dans la région ?

Je n’ai pas de renseignements actualisés sur cette question. La seule chose que je peux dire, c’est que beaucoup des 14 000 ex-combattants mal « DDRisés », originaires du nord, sont rentrés chez eux déçus. Ils sont fragiles, manipulables et on peut donc les instrumentaliser facilement. C’est une éventualité. Par ailleurs, même si le DDR a permis de ramasser l’équivalent de près de 40 000 armes, beaucoup d’armement circule encore dans la sous-région.

Les autorités ivoiriennes peuvent-t-elles encore « DDRiser » totalement ces 14 000 ex-combattants fondus dans la nature ?

Bien sûr, il est toujours possible de rattraper les choses et de s’occuper des siens. Il faut juste une vraie volonté politique. Les moyens, on les trouve toujours. La communauté internationale est prête à aider et à accompagner. C’est d’ailleurs ce qu’elle a fait lorsqu’elle a constaté en 2013 que le DDR était un processus national voulu par l’autorité politique, qu’il y avait une vraie volonté d’y aller et que la solution était ivoirienne. C’est pour cette raison que le DDR a bien fonctionné au début.

En Afrique, l’armée ne s’est toujours pas tenue très éloignée du politique. Elle a été le plus souvent la cause, voire même la conséquence, des crises. Comment tenir la « Grande muette » à distance de la gouvernance politique qui relève de la vie civile ?

C’est une question centrale. Pour moi, il n’y a qu’une seule réponse : c’est la formation éthique et morale. Lorsque dans une armée, vous avez des chefs qui n’ont pas eu de formation éthique et morale, on sait comment ça se termine. Vous vous retrouvez avec une armée fragile au sein de laquelle l’application conforme des règles de comportement n’est pas respectée et on devine aisément où cela mène.

C’est quoi la formation éthique et morale ? Dans toute armée digne de ce nom, on a le souci dans les Académies militaires d’une formation éthique et morale poussée. Cela veut dire d’abord une phase « instruction » qui enseigne au soldat les règles de comportement en toute situation. Puis la phase « appropriation » de ces règles. L’application des règles doit être un code de conduite permanent, jusqu’à devenir un réflexe qu’on applique systématiquement parce qu’elles font partie intrinsèque du comportement que doit avoir le soldat.

En termes de référence dans la région, l’armée sénégalaise est un bel exemple. Les officiers généraux, officiers, sous-officiers et soldats sont d’une exceptionnelle qualité, notamment aux plans éthique et moral. Dans les Académies militaires sénégalaises, l’effort est porté sur cette formation. Vous constaterez que dans la Cedeao, hormis le Cap Vert, le Sénégal est le seul pays n’ayant jamais connu de coup d’Etat militaire. Ce n’est pas un hasard.

Le démantèlement récent de cellules djihadistes à la frontière ivoiro-burkinabè atteste-t-il de l’extension de la menace terroriste ?

C’est une vraie menace et elle progresse, il faut vraiment la prendre au sérieux. La moindre lacune sera immédiatement exploitée dans le cas inverse. Les terroristes au Sahel sont hélas remarquablement organisés et donc très efficaces dans leurs méfaits. Face à cette menace, l’union fait la force. Mais cela veut dire qu’une totale confiance doit prévaloir entre alliés. Regardez par exemple cette opération conjointe entre les armées ivoirienne et burkinabé qui vient d’échouer à leur frontière commune. Elle visait à éradiquer un groupe terroriste identifié, mais - selon les médias - le commandant de gendarmerie de Kong, partie ivoirienne, aurait divulgué les éléments de l’opération et les terroristes auraient été informés. Quelles leçons faut-il tirer d’un tel fait ? D’abord, ces terroristes échaudés seront désormais plus prudents et donc plus difficiles à combattre. Ensuite, on peut douter du sens éthique de l’officier en question : a-t-il parti lié avec les terroristes ? Enfin, la confiance entre alliés est entamée. C’est cher payé, d’autant que la menace est bien réelle. Vous savez, le terrorisme se développe quand la population n’attend plus rien de l’Etat parce que celui-ci s’est totalement désintéressé d’elle, n’assurant plus les services de base que sont l'éducation, la santé, la sécurité… La population peut même devenir complice de l’expansion du terrorisme quand elle compose avec ceux qui l’aident. En revanche, il n’y a pas de terrorisme si l’Etat joue pleinement son rôle. La population le rejette alors systématiquement.

Pour prévenir cette avancée des terroristes, ne faut-il pas élargir le G5 sahel à l’ensemble des pays côtiers où la menace est de plus en plus persistante ?

On a coutume de le dire en terre d’Eburnie : « un seul bracelet au poignet ne fait pas de bruit ! ». Autrement dit, l’union fait la force. L’idée d’une régionalisation de la gestion de la lutte contre le terrorisme en Afrique de l’Ouest est bonne. Cependant qu’on entend-t-on par gestion commune ? Il y a différents degrés. Vous pouvez avoir des échanges d’information, ce qui se fait actuellement, vous pouvez aussi avoir des opérations communes entre armées, tout comme vous pouvez avoir une seule troupe unie sous un même commandement. L’idée est alors de rassembler les troupes de tous les pays pour en faire une force unique. Dans le cas du G5 Sahel, il y a cinq armées qui tentent de se coordonner et non un seul outil.

Pour moi, la coordination est un art difficile et délicat qui demande une totale confiance entre partenaires. Imaginez le degré de confiance aujourd’hui entre Burkina Faso et Côte d’Ivoire après l’incident frontalier évoqué. Au-delà de l’aspect militaire, c’est au politique d’abord d’assurer la coordination. S’il y a une vraie volonté politique de vouloir lutter et d’appliquer ensemble des solutions pour lutter contre le terrorisme, cela se fera. Pour les pays du sud, qu’ils soient demain membres du G5 Sahel ou non, il faut surtout qu’aujourd’hui ils se parlent, coopèrent, deviennent complices face au terrorisme pour l’éradiquer. 

"La solution au terrorisme au Sahel

ne viendra pas de Barkhane,

elle ne peut être que sahélienne"

La force militaire française Barkhane ne devrait-elle pas revoir, elle aussi, son positionnement dans la région ?

Je vais être clair sur cette question. Barkhane est une force militaire très professionnelle qui agit de façon remarquable dans des conditions épouvantables. Mais il ne faut pas attendre d’elle de régler une situation qui est avant tout politique. Pour moi, la solution face au terrorisme au Sahel ne peut venir que du Sahel. C’est ce qu’il faut comprendre. C’est aux acteurs sahéliens d’avoir la volonté de concevoir la solution, aidés s’ils le souhaitent par des alliés. La solution ne peut pas être le tout sécuritaire, mais une réponse globale prenant en compte les volets social, économique, culturel autant que militaire. Et tout ça doit être coordonné par le politique.

La solution au terrorisme, c’est l’Etat qui doit jouer son rôle et assumer ses prérogatives à tous les niveaux : administration, santé, éducation, sécurité, formation professionnelle, emploi... Lorsque les populations ne sont plus délaissées, elles rejettent le terrorisme. En revanche quand elles sont livrées à elles-mêmes, elles se tournent vers ceux qui l’aident. Quand c’est le terrorisme qui les aide, elles vont vers lui. Il ne faut surtout pas laisser s’installer de telles choses. Des pays courageux comme le Niger, la Mauritanie ou le Tchad ont bien compris cette mécanique et font de grands efforts en ce sens.

C’est dans cet esprit-là qu’il faut revoir la présence et l’action Barkhane. Cette force doit s’inscrire dans la conception générale d’une solution sahélienne, décidée par les Sahéliens. Barkhane doit accompagner les forces locales et non imposer sa présence. C’est ce que fait le général Facon qui la commande, une force d’accompagnement de l’action générale, spécialement destinée à la lutte contre le terrorisme. Mais c’est d’abord aux pays bénéficiaires d’affirmer leur leadership en faisant la démonstration de leur volonté d’éradiquer le terrorisme.

D’aucuns pensent que le « dialogue » peut être une des solutions pour mettre fin au terrorisme en Afrique. Quel est votre avis ?

Je ne crois pas un seul instant que le dialogue puisse être une solution. Le dialogue est un outil, comme peut l’être une force armée, au service d’une solution. La solution doit être globale, décidée parce que voulue par les pays du Sahel. Si cette conception générale de la solution sahélienne prend bien en compte tous les domaines, alors le dialogue sera aussi utilisé et viendra accompagner cette solution.

Clément Yao

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